Axoum ou le passé recomposé

Le retour d'une stèle, dérobée dans le «parc aux stèles» d' Axoum, cité légendaire de l'extrême nord de l'Ethiopie, en 1937 par les troupes de Mussolini, ravive aux yeux des Ethiopiens la splendeur révolue d'un royaume mythique. Et suscite un élan de fierté dans l'un des pays les plus démunis de la planète, secoué par une crise politique grave.

Obelisque de Axoum

Il aura fallu soixante-huit ans pour effacer l'outrage. Car l'otage de pierre est de retour de son exil romain. Corseté dans une gangue d'attelles métalliques, il repose depuis avril sous trois auvents de tôle ondulée, au pied des monolithes restés au pays. En attendant de pointer de nouveau vers le ciel d'Abyssinie ses 24 mètres, ses 160 tonnes et la coiffe en demi-lune qu'orne pour l'heure un petit drapeau éthiopien barré d'une inscription manuscrite: «L'Histoire et la patrie ne meurent jamais. Nul ne peut être fier du patrimoine de l'autre.»

Ethiopie

Axoum a bien sûr réservé à son obélisque, le 25 avril, la foule forme dès l'aube une haie d'honneur sur le parcours qu'empruntent, les trois morceaux d'Histoire, drapés dans les couleurs nationales. Il raconte l'histoire d'une civilisation millénaire à la splendeur révolue. Aux yeux de l'historien perse Manni, l'empire d'Axoum, berceau de l'orthodoxie, figurait jadis parmi les quatre «grands royaumes du monde», avec Babylone, Rome et la Chine. A son apogée, entre le Ier et le VIe siècle de notre ère, il rayonne du Soudan au Yémen, via la mer Rouge, imposant sur la Corne de l'Afrique la loi des armes et du négoce. Maîtres des routes chamelières et du port d'Adoulis, les souverains d'Axoum commercent avec l'Arabie, l'Egypte et Byzance, troquant l'encens, les épices, la corne de rhinocéros ou les carapaces de tortue contre des tissus, des amphores, du verre, de l'étain, du cuivre et de l'argent.

Aussi énigmatiques que les colosses de l'île de Pâques, les monolithes sculptés d'Axoum, loin d'avoir livré tous leurs secrets, enfièvrent les esprits. Une certitude: ces obélisques funéraires, taillés dans une carrière distante de 4 kilomètres, coiffent les sépultures de rois, de princes et de nobles, dont ils attestent l'autorité et le prestige. Pour le reste… Réduits aux conjectures, les experts les plus chevronnés s'échinent en vain à décrypter leur mode d'érection. Technique aléatoire au demeurant: tout porte à croire que la «stèle n° 1», la plus haute (33 mètres) et la plus pesante, s'est effondrée dès son élévation, ou peu après. «Base trop étroite», diagnostique l'archéologue Tekle Hagos. Ci-gît pour l'éternité un rêve de grandeur désarticulé, livré aux lézards et aux écureuils, qui entraîna dans sa chute «le dolmen le plus massif de la planète» … Seule, parmi les vestiges gravés, la «n° 3» n'a jamais défailli, en dépit de son air penché. La légende veut qu'elle eût été dédiée à Ezana, ce roi converti au christianisme par deux marchands syriens, vers 330. Bientôt, son Dieu supplantera le panthéon païen des Axoumites, tandis que, sur les pièces de monnaie, la croix évince le croissant de lune et le disque solaire. La tradition, elle, a balayé d'emblée les doutes de la science: à l'en croire, la force émanant de l'Arche d'alliance, supposée recluse à jamais dans une chapelle proche, a suffi à dresser les monstres de granit.

Quand, dès l'aurore du 14 juillet, septième jour du septième mois de l'année vu d'ici, une marée de pieux orthodoxes vêtus de blanc afflue au pied d'un sycomore majestueux, le tabot orné de velours brodé que brandit le célébrant n'est donc qu'une réplique. Par quel prodige le coffret où Moïse enferma les tables de la Loi que Dieu lui dicta a-t-il échoué sur les hauteurs du Tigré? Résumons. Lorsque la reine de Saba, censée avoir régné ici un millénaire avant Jésus-Christ, se rend à Jérusalem à l'invitation du roi Salomon, Cupidon veille. De l'idylle entre la souveraine et son hôte naîtra le futur Ménélik Ier. Adulte, l'héritier rejoint son géniteur et embrasse le judaïsme, mais décline le statut d'héritier. Sur le chemin du retour, il découvre qu'un de ses compagnons de voyage, fils d'un grand prêtre, a emporté l'Arche sacrée. Et seuls des songes divins apaiseront son courroux et celui de Salomon. Epopée fabuleuse, consignée dans le Kebra Negast (La Gloire des rois), chronique rédigée au Moyen Age… A propos d'arche, une légende tenace soutient qu'Axoum fut fondée par l'arrière-petit-fils de Noé. D'autres récits attribuent à Moïse une épouse éthiopienne et au prophète Mohammed une nourrice d'Abyssinie. Plus tard, l'Europe médiévale s'enflammera pour l'épopée du Prêtre Jean, qui aurait régenté un empire chrétien vaste et prospère, au-delà des limites du monde connu. En clair, en Ethiopie.

Post-scriptum
L'Ethiopie compte huit sites classés au Patrimoine mondial par l'Unesco. Axoum, les églises souterraines de Lalibela, la ville fortifiée de Gondar, les mystérieux monuments sculptés de Tiya, les vallées de l'Awash et de l'Omo, la région du Semien et, depuis juillet, la ville de Harar, capitale d'un royaume musulman.

L'Express du 25/07/2005 de l'envoyé spécial Vincent Hugeux